Il existe une blog-littérature abondante sur les injonctions paradoxales et leur lien avec le syndrome d'épuisement professionnel, ou "burnout". Pour rappel, les injonctions paradoxales (ou doubles contraintes) consistent à placer le sujet face à plusieurs demandes contradictoires qui ne peuvent être mutuellement satisfaites. Il s'agit d'une notion qui a fait son apparition dans les années 1950 en psychologie et philosophie.
Dans le milieu professionnel, les exemples foisonnent. Tous ne relèvent pas d'une volonté délibérée de piéger l'employé dans une double contrainte, mais tous ont le même effet délétère sur la motivation et la santé des travailleurs. Citons quelques exemples :
imposer à la fois l'objectif et la façon d'y parvenir (surtout quand cette façon ne conduit pas à l'objectif...)
faire plus avec moins (et ses innombrables variantes)
communiquer sans disposer soi-même des informations
être créatif et respecter les procédures
équilibrer vie privée et vie professionnelle, mais rester joignable 7 jours sur 7
etc.
En réfléchissant sur ce sujet, je me disais que ce fléau commence déjà au stade du recrutement. Dans un certain nombre de cas (si pas dans la plupart des cas), on peut même parler de "recrutement paradoxal".
Le recrutement paradoxal est tout processus de recrutement qui contient des contradictions entre les attentes explicites et implicites au niveau des compétences (le mouton à cinq pattes), des comportements (le loup et l'agneau) ou plus grave, des valeurs (l'impossible confiance).
Dans tous les cas, le candidat retenu partira avec un handicap (et pour cause, puisqu'il n'est pas possible de répondre à toutes les attentes d'un recrutement paradoxal), ou pire, avec un sentiment de défiance vis-à-vis de son nouvel employeur, ou encore, en ayant le sentiment d'avoir déjà compromis ses propres valeurs pour obtenir le job.
D'aucuns (pas si rares, hélas) pensent qu'il s'agit là de conditions idéales pour entamer une relation en assoyant dès le départ une forme de dominance propice à la gestion de la personne... Je me permets de penser que ces gens-là n'ont pas le taux de rétention à long terme le plus favorable du marché...
Le mouton à cinq pattes
Souvent balayé d'un sourire de connivence entre l'entreprise et la société de recrutement, le surprofilage des compétences sert surtout d'alibi commode pour écarter les candidats de la sélection en se retranchant derrière un critère objectif et indiscutable. Certains critères de sélection ne figurent dans le profil recherché que dans le but exclusif de pouvoir repousser certaines candidatures internes sans devoir aborder les réelles raisons avec les candidats concernés.
Toutefois, même si ce n'est pas la forme la plus grave de recrutement paradoxal, on sous-estime généralement les conséquences du surprofilage des compétences dans les processus de recrutement.
En effet, soit on s'y tient, et on passe très certainement à côté de nombreux candidats dont les caractéristiques en matière de comportement ou de potentiel sont nettement supérieures, alors qu'on sait pourtant pertinemment que l'acquisition de compétences techniques est la plus facile à réaliser en milieu professionnel.
Soit, on ne s'y tient pas, et on part d'office avec un candidat qui ressent, plus ou moins consciemment, qu'on lui fait une faveur parce qu'il n'a "pas tout à fait le profil", ce qui est une variante du "management by fear", efficace...à très court terme seulement.
La bonne pratique consiste sans doute à garder un juste milieu sur les exigences de compétences techniques. Pour travailler cet aspect sur le fond, il convient de disposer dans l'entreprise d'un bon système de partage des compétences, par un mix entre formation, parrainage, documentation, ... et de ne pas vouloir esquiver les discussions de fond avec un candidat interne qu'on ne juge pas apte à prendre la fonction vacante.
Le loup et l'agneau
Il est très fréquent également d'attendre des candidats des comportements paradoxaux : agressif sur le marché mais soumis en interne, créatif et procédurier, intelligent mais s'abstenant de remettre en question les décisions, ...
Là encore, il convient d'être attentif aux conséquences. La plupart des points "faibles" ne sont que la conséquence de l'existence de points "forts" que l'on souhaite précisément acquérir. La tentation est forte d'asseoir une dominance sur le candidat en lui faisant sentir à quel point il risque de souffrir s'il ne va pas contre sa nature profonde.
Et cette situation risque de poursuivre le candidat retenu tout au long de sa collaboration avec vous, au risque de la raccourcir plus que de raison.
L'impossible confiance
Le vrai drame du recrutement paradoxal est lorsqu'il exprime une contradiction entre les valeurs explicites et implicites de l'entreprise, ou lorsqu'il met le candidat devant un conflit de valeurs qui l'oblige à faire un choix entre perdre le job et une complicité de duplicité pour l'obtenir.
Prenons deux exemples très simples, mais réels et encore trop fréquents :
Le recrutement confidentiel
"Société confidentielle". Deux petits mots derrière lesquels se cache dans l'immense majorité des cas un cocu qu'on tente de remplacer discrètement sans qu'il soit au courant.
Essentiellement motivée par la peur de devoir affronter la situation difficile d'une fonction vacante, cette solution conduit bien souvent à une situation pire encore.
Tout d'abord, vous ne pouvez capitaliser sur la notoriété de l'entreprise pour attirer des candidats (certains ne sont pas intéressés par ces annonces, parce qu'ils ont compris ce qui est exposé ci-dessous).
Ensuite, vous allez finir par rencontrer des candidats auxquels vous allez commencer par demander un engagement de confidentialité.Mais le candidat que vous avez en face de vous n'est pas dupe : si vous pratiquez de la sorte avec son prédécesseur, il sait que vous n'hésiterez pas à faire de même avec lui le moment venu. Et voilà un élément qui viendra contredire plus ou moins consciemment la relation de confiance que vous allez par ailleurs prôner pendant tout le reste de l'entretien....!
En outre, vous risquez de placer le candidat dans un triple conflit d'intérêts : imaginons qu'il connaisse la personne que vous souhaitez remplacer (ce qui est hautement probable dans des professions actives au niveau associatif, comme les RH ou les finances). Les options qui s'offrent à lui sont les suivantes :
il est en conflit avec une valeur personnelle : ce n'est pas bien de tromper quelqu'un (et donc de lui mentir pendant toute la phase de remplacement caché)
il est éprouve peut-être de l'amitié ou du simple respect pour un confrère qu'il connaît
un inconnu lui demande de trahir ses valeurs 1 et 2
À votre avis, de ces trois éléments, lequel a le moins de poids pour votre candidat, et encore davantage s'il n'est pas retenu ? Ce n'est pas difficile d'imaginer que l'inconnu qui lui demande de trahir une valeur ou une amitié passe en dernier. Il y a donc de grandes chances que la confidentialité de votre opération ne se passe pas comme vous l'auriez souhaité. Et vous verrez d'ailleurs que ce n'est pas si grave et que vous auriez tout aussi bien pu partir directement du bon pied.
Et si votre candidat décroche le job, il se sera rendu complice de duplicité, et il sait que la confiance qu'il peut placer en vous est limitée parce que vous pourriez le traiter comme son prédécesseur. Et vous avez engagé quelqu'un capable de trahir également. Belle avancée !
Bref, une situation à éviter. La bonne pratique consiste à se séparer de la personne titulaire et, soit de confier ses responsabilités de manière temporaire à un collègue ou collégialement au comité de direction, soit de recourir immédiatement à un interim manager qui pourra assumer l'urgent de manière professionnelle et sans conflit de loyauté.
Le blâme sur le(s) prédécesseur(s)
"Le poste est vacant parce que la personne qui l'occupait était vraiment nulle". Et on s'épanche parfois en long et en large, parfois par justification, parfois dans le but de nuire... J'ai même entendu "pour des raisons différentes, les 7 prédécesseurs en 5 ans étaient mauvais" !
Mais qu'est-ce que c'est que cela pour une attitude de manager ? Quand on dirige une entreprise, on assume. Le recrutement a été mauvais, on n'a pas réussi à intégrer la personne, notre système de gestion des performances n'a pas été capable de lui faire atteindre les objectifs..., bref, NOUS avons commis une série d'erreurs dont nous avons tiré les leçons pour nous améliorer. C'est mieux, non ?
Parce que le candidat que vous avez en face de vous n'est pas dupe : si vous démolissez son prédécesseur, il sait que vous n'hésiterez pas à faire de même avec lui le moment venu. Et voilà un élément qui viendra contredire plus ou moins consciemment la relation de confiance que vous allez par ailleurs prôner pendant tout le reste de l'entretien....!
Et enfin, ne sous-estimez pas les réseaux professionnels qui unissent certaines professions (RH, finance...). Dans certains cas, il est plus que probable que votre candidat et son prédécesseur se connaissent et aient des liens dont vous ne connaissez ni la nature ni l'ampleur. Inutile alors de placer votre candidat dans un conflit de loyauté.
Dans tous ces cas de figure, il est impossible de nouer une relation de confiance sans arrière pensée. C'est non seulement en contradiction avec les valeurs exprimées de l'entreprise qui ne pourront donc jamais émerger dans la réalité, mais c'est également contreproductif sur le plan de la loyauté à l'entreprise et de la motivation.
Il n'y a pas de solution de compromis par rapport à cet aspect du recrutement paradoxal : "walk the talk" et tant pis si c'est difficile. C'est dans les cas difficiles que doivent s'appliquer les valeurs. C'est soumis à la tentation que la main du voleur doit s'éloigner de l'étalage... sinon, à quoi bon?
À ma connaissance, il n'est aucune justification valable de tenter de remplacer quelqu'un en cachette. Il n'est aucune justification valable de refuser de porter la responsabilité managériale (même de ses propres prédécesseurs) en rejetant le blâme public sur une personne que l'on remplace. Point.
Pour aller plus loin
Comme nous venons de le voir, le risque du recrutement paradoxal est d'empêcher définitivement la création d'un vrai lien de confiance entre employeur et employé et ce, avant même la signature d'un contrat de travail, ce qui est source d'échec à plus ou moins brève échéance de la relation de travail. C'est un enjeu suffisamment important pour qu'on s'y attarde.
Identifier et éviter tous les éléments paradoxaux d'un processus de recrutement n'est pas forcément évident, d'autant plus qu'ils touchent au comportement du manager recruteur, du DRH, et du directeur général, ainsi qu'à la culture de l'entreprise.
C'est pourquoi deux éléments essentiels me semblent indispensables pour y parvenir :
une prise de conscience et la volonté de se remettre en question
un regard extérieur, indépendant, et disposant d'une véritable liberté d'investigation et de parole pour déshabiller votre processus et vos propres comportements
Est-il besoin de rappeler qu'Ilomyde peut vous aider également dans ce domaine ? :-)
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